Jenny Saville, du corps féminin à l'origine du monde.
Jenny Saville (née en 1970),
Est une artiste peintre d’origine écossaise. Dès ses débuts elle a été suivie comme beaucoup d’autres artistes anglais de la Young British Artists par Charles Saachi, puis son œuvre s’est très rapidement imposée dans le champ de l’art contemporain.La question du genre :
Les débuts de Jenny Saville ont été très marqués par une approche revendicative et féministe qui cherchait dans la représentation du corps féminin à se détacher du modèle social phallocentrique. Modèle qui soumet la femme à une représentation d’elle-même particulièrement coercitive.
Dans son approche du genre et de la représentation du corps de la femme Jenny Saville a, de son propre aveu, été très influencée par Cindy Sherman, l’artiste conceptuelle qui interroge à travers photographies et « happening » la représentation de la femme dans la société moderne.
Les sources d’inspiration :
Jenny Saville pour réaliser ses nus utilise d’ailleurs toute une grande variété de sources, Il y a les références artistiques évidemment. On peut voir des liens avec Rembrandt, Rubens, Soutine, Francis Bacon et Lucian Freud. Concernant ce dernier on pense évidemment aux fameux portraits de Leigh Bowery et à ceux de Sue Tilley.
Mais Jenny Saville s’est aussi beaucoup intéressée à la chirurgie esthétique et aux images médicales. Une de ses œuvres « Plan » (1993) représente d’ailleurs une femme en contre-plongée qui nous observe, et porte sur tout le corps les marques préopératoires de possibles chirurgies esthétiques susceptibles de la ramener dans la norme. La chirurgie esthétique intéresse donc Jenny Saville pour le travail normatif qu’elle opère sur les chairs, mais aussi pour leur plasticité qu’elle met en évidence. Il y a là à la fois une dénonciation et une fascination. Par conséquent les deux versants sont présents: la picturalité baroque et monumentale des chairs d’une part et la mise en question du genre et de la normalité d’autre part.
Le nu féminin libéré :
Une des premières œuvres de Jenny Saville, « Propped » (1992), est très représentative de cette tendance. En effet, cette toile de dimension imposante et inhabituelle dans le registre du nu féminin représente une femme, plutôt obèse, perchée sur un tabouret très haut et filiforme où le modèle semble être dans un équilibre précaire. La dissonance des masses et les fuyantes exagérées accentuent l’allure imposante et presque intimidante du modèle. Le cadrage est vu de dessous et cette femme monumentale au corps, aux chairs excessives, nous surplombe en nous regardant de manière assurée. Le visage du modèle - comme ce sera souvent le cas par la suite - est celui de Jenny Saville. En effet, Jenny Saville a toujours considéré son travail comme éminemment autobiographique. Elle parle du corps féminin et de son corps à elle. En outre, elle dit vouloir créer par cette appropriation d’un corps autre que le sien une empathie avec le regardeur, notamment les autres femmes. Il y aussi selon ses propres dires une volonté de briser le modèle habituel du nu. C’est-à-dire la tradition de la relation de l’artiste actif, qui analyse et représente ce qu’il observe, et du modèle passif qui au mieux fait acte de présence, essaie d’être là. Jenny Saville en étant peintre et modèle veut casser la logique de l’objectivation du corps féminin en étant à la fois le modèle et le portraitiste.
Elle proclame ainsi son engagement dans cette reterritorialisation. L’artiste peintre cite une phrase de Luce Irigaray, une écrivaine féministe de renom. Le texte est celui-ci : «“If we continue to speak in this sameness, speak as men have spoken for centuries, we will fail each other again. ». Il est donc bien question de réappropriation du corps féminin par les femmes elles-mêmes.
La monumentalité des chairs:
« The process of the making is the subject. » _ Jenny Saville.
Dans cette toile néanmoins apparaît immédiatement ce qu’il y a de vraiment personnel chez Jenny Saville et qui ne se limite pas à une démarche politique ou sociale. D’emblée Jenny Saville montre son « obsession » pour la masse des chairs, leur gravité ainsi que l’élasticité/plasticité de l’épiderme qui semble avoir de la peine à maintenir cette abondance de matière. Elle exhibe la monumentalité, certes inscrite dans un engagement et un souci de réappropriation du corps de la femme, mais aussi et plus spécifiquement la monumentalité comme pure expression picturale.
Le corps comme un paysage :
« Main of my work has a landscape quality. » _ Jenny Saville.
La façon dont Jenny Saville peint les corps tend donc dès le début de sa carrière d’artiste peintre vers une forme d'abstraction gestuelle qui aboutit à traiter le corps comme un volume. Elle monumentalise le modèle non seulement par les proportions picturales - les toiles sont toujours gigantesques - mais aussi par le traitement des masses dont ces corps excessifs et assurés sont le « prétexte ». La plasticité des chairs permet de travailler la toile peinte comme une sculpture en traitant les masses colorées comme des volumes. Les corps sont comme des paysages de chairs donnant lieu à une peinture sculpturale, qui cherche les masses, les ombres, les failles et les blancs. Les parties lumineuses sont traitées comme des crêtes de paysage.
Le « Torso » est un autre bon exemple de ce traitement des chairs comme un paysage de masses charnues: cette masse sculpturale moins élastique, plus musculeuse que d’habitude, où l'énergie du peintre se déverse. Le tableau est abstrait dans la composition. Les rapports entre les clairs et les obscurs, ici on pourrait presque parler de pleins et de vides, à ce détail près que tout dans l'œuvre de Jenny Saville a un poids. Elle est passée maître dans l'expression de l'élasticité tendue de chairs trop lourdes, qui distendent l'épiderme et subissent une gravité inexorable. Tout a un volume pesant, tout est doté d'un poids extraordinaire, d'une élasticité sollicitée à son point de rupture. L’autre particularité de cette œuvre - et Jenny Saville le souligne - est que le genre, ici masculin, est particulièrement présent, ne serait-ce que par l’aspect musculeux, comme la partie génitale traitée de manière très appuyée. D'où l'importance de l'échelle surdimensionnée qui domine le regardeur et accentue de manière spectaculaire le poids des chairs.
Figuration et abstraction:
« The creative act is an energetic act. » _ Jenny Saville.
Cette monumentalité conduit à voir ces corps comme des paysages, des masses où le geste pictural très expressif, voire abstrait, de Jenny Saville trouve à s’exprimer. C’est une autre des particularités du travail de cette artiste peintre, les compositions sont très graphiques. Le dessin, notamment des mains, des pieds, est souvent très détaillé. Les yeux sont rendus avec beaucoup de réalisme. Mais il y a aussi une touche complétement libérée et abstraite qui travaille les corps comme des paysages. D’autant plus que les dimensions permettent de parcourir de grandes masses de matière, « de chair picturale ».
Les vanités et l’universalisation, les mères :
« It s not a linear way but a dream like way something fluid like the memory. » _ Jenny Saville.
Jenny Saville tente donc progressivement d’universaliser son propos. En effet, Il ne s’agit plus seulement de l’appropriation du corps de la femme en particulier mais de la corporéité en général.
On voit donc apparaître de nouveaux motifs : entre autres, les transsexuels avec « Passage » (2004), ou encore des torses d’animaux assez anthropomorphique, (un des archétypes des « vanités », notamment celle de Rembrandt dans « Le Bœuf écorché » (1655).
Un autre motif devient également récurrent : la maternité comme lien physique avec l’espèce. La gestation est abordée du point de vue de la mutation du corps, celui de la femme, comme celles du corps des enfants. D’ailleurs, Jenny Saville dit s'être sentie, lors de sa maternité, dans une relation primitive avec le genre humain, avoir connu une sorte de communauté primale, physique avec l'espèce humaine.
Apparaissent donc de nouvelles problématiques celles de représenter et la fluidité du temps, et les transformations dans la durée en un espace pictural unique, mais aussi le lien avec toutes les autres mères, les mères au sens strict comme toutes les maternités de l’histoire de l’art. « The Mothers » (2011) est assez emblématique de ce point de vue.
Le pluriel du titre n’est pas innocent, Jenny Saville s’inscrit comme mère de ses enfants dans la chaîne des mères réelles, mais elle interroge aussi les représentations de la maternité à fil de l’histoire. Dans ces séries les portraits, les corps se démultiplient en autant de poses différentes qui se juxtaposent ou plutôt s’échantillonnent se « sample » l'une l'autre y compris avec la relation de l'artiste à l’histoire de l'art. Apparaît aussi des pendants masculins au modèle féminin, de petits garçons, le «père, et d’autres figures plus ou moins explicites, qui sont autant de questionnements de la chair, du genre, de l’espèce, de la bio-logie du corps.
L’origine du monde:
Une œuvre plus ancienne, « Reflective Flesh » (2004) exprime assez bien cette affirmation du corps de la femme comme génératrice de vie, c’est notamment le cas dans cette œuvre, que certains ont assimilé à l’origine du monde de Courbet. On est pourtant très loin de l’aspect érotique et intimiste du ventre sans tête de Courbet. Ici effectivement tout est centré autour des parties génitales, du vagin précisément comme territoire de la femme. Le visage de Jenny Saville nous dévisage avec assurance et force comme revendiquant son corps tel qu’il est mais aussi comme porteur de vie. Il n’y a aucun érotisme, pas même d’exhibitionnisme dans cette toile, seulement l’affirmation de soi, de son corps de son lien au grand cycle des générations au sens strict.
Jenny Saville bien que toujours attachée à la question du genre et de la normalité semble vouloir universaliser l’objet de ses recherches, passant du genre à la corporéité, de la figuration d’un instant à l’introduction de la temporalité.
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